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Christiania
 

 
La célèbre CHRISTINIA... aujourd'hui, dans un article de l'Express ; fort intéressant !

 

L'Express du 04/01/2001

Les hippies de Christiania ont vieilli

de notre envoyé spécial Michel Faure, avec Slim Allagui

La «libre commune» des aventuriers du peace and love, au cœur de Copenhague, fête cette année ses 30 ans

Cette année, Christiania fêtera ses 30 ans, et cela ne rajeunit pas Leonard Olschanski. A 77 ans, il est un spécimen rare, voire inédit, une fatalité, sans doute, et un oxymoron, aussi: un vieux hippie. Comme le temps passe....

Le hippie nordique, en prenant de l'âge, a découvert l'art du compromis et le charme de la tranquillité

Leonard a toujours le cheveu long, bien que blanc et de plus en plus rare. Beaucoup de souvenirs, et encore quelques dents. Il est toujours rebelle et déjà chenu. Ses journées? Un joint, quelques coups de pinceau - il est peintre, et talentueux - et une promenade à vélo dans les allées du dernier bastion de la juvénile révolte des années 70, Christiania. Il dit être un homme heureux.

Christiania, donc, citadelle des illusions d'antan au cœur de Copenhague, la capitale du Danemark. Zone «libérée» par une petite centaine de jeunes squatters insoumis au début des années 70, et qui compte aujourd'hui un millier d'habitants, 200 enfants et des adultes dont la plupart ne sont plus des gamins. C'est un havre bucolique à loyer très modéré à 200 mètres du Parlement. Résistera-t-il à l'âge de ses habitants, après avoir résisté au temps, aux pressions politiques, aux dealers d'héroïne, à l'ordre bourgeois? «Le grand âge n'est pas encore un problème», affirme un travailleur social, René Wulff, dépêché par la mairie auprès des citoyens de Christiania. N'empêche que ceux-ci y pensent. Ils ont déjà évoqué, en assemblée générale, le vieillissement de leur population, envisageant un temps de réserver aux vieux un bâtiment spécial, puis décidant finalement de n'en rien faire, comptant sur les solidarités du voisinage. Lesquelles risquent de s'étioler un peu, avec l'embourgeoisement ambiant. Car le hippie nordique, en prenant de l'âge, a découvert l'art du compromis et le charme de la tranquillité. «Nous avons dû apprendre l'égoïsme», avoue l'un d'eux, Willy Gregor, 62 ans. A Christiania comme ailleurs, on est prié de payer un impôt (moins de 1 000 francs par mois). Les déviants sont virés, les nouveaux venus triés sur le volet, et l'endroit est si bien tenu, si sûr, si charmant, si central et si bon marché que tous les jeunes couples branchés de Copenhague aimeraient bien pouvoir s'y installer. Mais être «coopté» est devenu très difficile, au point de faire de Christiania le plus sélect des clubs privés du pays. Ce petit paradis rebelle a beau se proclamer toujours rétif à l'économie de marché, il ne peut s'en affranchir tout à fait ni vivre en autarcie.

Une dizaine à avoir dépassé les 70 ans

On trouve donc, parmi les résidents, quelques salariés assagis. Ils partent pour le bureau le matin et rentrent le soir chez eux. Il y a parmi ces réfractaires à la tutelle de l'Etat quelques fonctionnaires - surtout des profs - payés par lui. Des chômeurs, aussi, qui touchent leurs indemnités. Et des retraités, maintenant, qui perçoivent une pension. Il existe enfin des entrepreneurs prospères, et tous ne sont pas les vendeurs de haschisch installés dans leurs petites guérites sur «Pusher Street». On compte au moins deux épiciers bio et un boulanger écolo, quelques cafés à la mode et plusieurs salles de spectacle réputées, un restaurateur d'antiquités, une charmante bottière qui vous fait de jolies chaussures sur mesure, un cuisinier végétarien qui offre dans son établissement un tofu mangeable pour un prix très honnête, des peintres, des graphistes, un luthier et des ébénistes, et un atelier fabriquant le célèbre Christiania Bike, solide tricycle doté d'une benne, très utile dans une communauté qui ne tolère pas les voitures, et très prisé aussi dans les rues élégantes de Copenhague, ville où la bicyclette est une vraie «petite reine». Livreurs, postiers et mères de famille l'achètent et l'apprécient. Celles-ci transportent grâce à lui leurs enfants en ville sans polluer.

Leonard, toujours à l'avant-garde, est un pionnier du grand âge dans un lieu censé vénérer la jeunesse. Il n'est pas, cependant, le seul à vieillir. «Nous sommes une dizaine, environ, à avoir dépassé 70 ans», affirme Laurie Grundt, qui lui-même en a 73. Oui, c'est vrai, il admet que son petit paradis n'a pas d'hôpital ni de maison de retraite, mais Copenhague n'en manque pas, qui commence en traversant la rue. N'est-ce pas une contradiction majeure que de renier ainsi la société danoise mais de l'appeler au secours dès que l'on a besoin de soins? Laurie hausse les épaules et est au regret de nous dire que «la vie est un terrible paradoxe». Et puis, de toute façon, tout fout le camp, si vous voulez l'avis d'un autre ancien, Lausten Jens, 66 ans. Ce Norvégien vit depuis quinze ans à Christiania de sa retraite d'instituteur. Ses vieux amis sont tous partis, «la plupart désillusionnés». Christiania, selon lui, n'a plus grand-chose à voir avec ce qu'elle fut autrefois, un idéal, une communauté soudée. «Je m'y sens un peu étranger désormais. Mais, dehors, ce serait pire encore.»

Leonard fut parmi les tout premiers habitants de la zone, et comme tout vieux soldat il vous parle de ses batailles passées. Il fit partie de la petite bande de rigolos qui avait démoli, en septembre 1971, une barrière au coin des rues Prinsessgade et Refshalevej, dans le quartier de Christianshavn, au sud-est du centre-ville. Elle protégeait l'accès à un vaste terrain vague appartenant à l'armée danoise. Les aventuriers du peace and love investirent les casernes, les couvrant de fresques psychédéliques et de slogans militants, et s'y installèrent durablement. Le lieu, très vite, exaspéra les politiciens de droite et séduisit ceux de gauche. Tous finirent, avec le temps, par le tolérer, au prix de l'expulsion des dealers de drogues dures et d'une sorte de convention fiscale qui imposa la TVA aux entreprises de Christiania et une licence aux bistrots. L'aventure fut officiellement décrétée «expérimentation sociale». L'idée, alors, était de «libérer» un territoire urbain pour en faire le laboratoire des utopies du temps. Ainsi naquit une «libre commune» de babas fumant de l'herbe et planant tout nus dès les premiers beaux jours, ignorant la propriété privée et la jalousie. Parfois venaient les perturber des révolutionnaires de l'urgence prônant un socialisme plus radical et ne tolérant guère la béatitude, ou des dealers mafieux, voire des gangs de motocyclistes tatoués. Bref, Christiania connut ses hurluberlus et ses trouble-fête, quelques batailles rangées avec la police, et puis des rêves qui se sont envolés.

Trente ans, donc. Et trente ans aussi que vit ici Willy Gregor. Il est donc temps pour lui de relativiser: «A Christiania, les gens ont tendance à oublier que la vie, c'est autre chose.» Ce masseur «holistique» est charmant et un peu fêlé. Il parle d'un «cerveau collectif très intelligent» qui serait celui de la communauté de Christiania, mais il est sage, aussi, et reconnaît qu'avec l'âge le corps devient un peu raide et ne vous obéit pas toujours. «Mais l'esprit, ici, reste jeune.» Leonard est bien d'accord, qui n'imaginerait pas vieillir ailleurs. «A Christiania, on vit entouré de jeunesse.» Il montre du bout de son pinceau une jolie femme qui sourit en le regardant peindre. «Ailleurs, qu'est-ce que je ferais, hein? Je resterais dans mon fauteuil, à regarder la télé?»