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MOULI
 

 

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MOULI

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CE PARADIS mythique, l’île enchantée du Pacifique, avec ses habitants insouciants, heureux de vivre, hospitaliers, chacun s’accorde à dire qu’il n’existe plus. Tout ceux qui en ont rêvé et ont voyagé, sont revenus déçus. « La civilisation a tout gâché », disent-ils. Et puis un jour Bernard Gorsky découvre « son paradis »… La « dernière île », peuplée de deux cents êtres bons, accueillants. Leurs coutumes, leurs exploits sont étonnants, leurs structures sociales sont parfaites. Cette dernière île, c’est :

Mouli

JADIS :

Deux histoires sur le peuplement de cette île. La légende que cite Georges Kling dans le « Guide bleu » : Des habitants polynésiens d’Ouvéa, des îles Wallis, construisaient une pirogue lorsque, par maladresse, une hache s’échappa des mains d’un ouvrier et vint frapper mortellement le fils du chef. Pris de peur, les ouvriers et leurs familles s’enfuirent… (…) Certains, justifiant l’oracle prévoyant qu’ils devaient s’arrêter « là où les mulets sauteraient par-dessus les racines des palétuviers », se fixèrent à l’île Mouli…

L’autre histoire… « Ce n’est pas une légende, c’est sûr » : c’est Pierre Dumaï, le chef de Mouli, qui la raconte ainsi à  Bernard Gorsky : « Dans l’île d’Ouvéa (Wallis), un prince, accompagné de son jeune fils, alla rendre visite au roi dans son palais de Mata-Utu (…). Le roi avait un fils du même âge que celui du prince et les deux enfants furent laissés hors du palais durant le temps de l’entrevue. Quand cette dernière s’acheva, le prince sortit seul. Cherchant son fils, il le trouva hébété devant le corps sanglant du fils du roi (…). Les deux enfants s’étaient battus, épousant la querelle de leurs pères. Nul encore ne s’était aperçu du drame rapide (…). La colère du roi n’épargnerait personne. La mort était sur le village ; il fallait fuir. Un devin (…) prédit que les pirogues porteraient les hommes (…) et que leur salut serait proche dès qu’ils apercevraient des nuées d’oiseaux blancs ». Certains atteignirent l’atoll qui porte aujourd’hui le nom d’Ouvéa.

HIER :

C’est tout ce que dit Bernard Gorsky : c’est la « pêche au diable », c’est la « thalassothérapie », ce sont les « aigles de mer », ces pêcheurs qui sautaient du haut d’une falaise piquant les poissons avec leur harpons, le « feu d’artifice de sable », très haut lancé, qui salue ici ceux qui arrivent et ceux qui partent ». Déjà, il y a quelques années, au moment où Bernard Gorsky visitait l’île, ces coutumes n’existaient plus. L’auteur a un peu « embelli » la réalité pour les lecteurs avides d’insolite. Sachons lui gré, toutefois, d’en avoir gravé le souvenir…

AUJOURD’HUI :

C’est tout ce qui ne se trouve plus ailleurs. C’est la vie « de la main à la bouche » comme disent les Australiens : la pêche quelques heures avant le repas, la pêche à laquelle se rendent les jeunes enfants, avec un simple fil et un hameçon, tout en lisant un illustré. Des appâts ? Le ventre mou d’un Bernard l’Hermite dont on a habilement retourné la tête… Des plombs ? de petits morceaux de corail découpés avec cet éternel sabre d’abattis qui accompagne chaque personne à chaque instant de la journée… La cueillette de quelques bananes et noix de coco qui, cuites ensemble, donneront une boule épaisse… particulièrement nourrissante. C’est la vie on-ne-peut-plus simple : s’il ne pleut pas, on se rend à l’une des rares plantations d’igname, de taro et lentement – à cause de la fragilité de la plante, on arrange les pieds sur les supports… C’est tout. Et c’est pour cela, sans aucun doute, que l’on travaille dans la joie, à Mouli ! On flâne, on parle, on cueille une noix à bourre sucrée, les jeunes jouent avec un javelot, avec un couteau à quelque jeu d’adresse, les jeunes filles s’enfarinent le visage de sable pour lutter contre les coups de soleil. Un homme s’amuse avec les chiens qui voudraient tant harceler les chèvres qu’une jeune fille rêveuse répondant au nom romantique de Justine surveille en se promenant.
Le soir, dans la case, tout le monde est silencieux. Deux femmes découpent des feuilles de pandanus ; les enfants roulent ces tresses autour de leur doigt. Demain, on tressera une natte pour remplacer celle sur laquelle on est assis et qui se fait vieille… Uniquement pour cela. Commercialiser ces objets ? Oui, ce serait une idée. Mais pourquoi ? Chacun est heureux, chacun travaille calmement ; on mange à sa faim. Alors ? Pourquoi demander plus ?
C’est cela le paradis ? Peut-être. En parlant de ces gens si hospitaliers, en évoquant la démarche lente de Pierre Dumaï, le chef, le visage souriant et timide de sa fille Stéphanie, la joie de vivre calme, mais épanouie de son fils, on ne peut trouver que des phrases monotones, mais non pas de cette monotonie qui engendre la tristesse d’une monotonie qui est la perfection du bien-être et du calme.
J’ai vécu plusieurs jours en leur compagnie, des jours pendant lesquels je regardais, je photographiais, je lisais, je dessinais, j’écoutais, je questionnais. Et de jour en jour, je me sentais de plus en plus étranger à ce peuple : comment faisaient-ils pour ne rien faire ! Nous qui ne pouvons plus nous passer de perpétuels changements de lieu, de notre dose régulière de bruits, musicaux ou autres, de nos bavardages sempiternels, de nos réunions, de nos apéritifs, de nos recherches, de nos travaux…, de nos reportages et de nos journaux, comment aurions-nous pu vivre ici, dans l’inaction et le calme ?
Souvent le soir, alors qu’au dehors les filles du chef préparaient lentement le repas, je me retrouvais en la compagnie de Pierre, de son beau-fils, de sa femme et de quelque autre membre de la famille. Assis sur une natte, je regardais comme eux la nuit qui tombait. A la lueur d’une lampe à pétrole dont la flamme, régulièrement semblait devoir s’éteindre, et que régulièrement, sans impatience, il activait, le fils du chef lisait et relisait une revue catholique. Rarement, la radio apportait des nouvelles de la Grande Terre ou de l’Europe que chacun écoutait dans un recueillement religieux. Rarement, car les piles étaient usées et il n’y en avait plus nulle part, même à Ouvéa… Habituellement, c’était ce silence oppressant, mystérieux comme le crépuscule, comme les silhouettes de jeunes garçons devisant de l’autre côté de la lourde barrière de troncs irréguliers qui limite la chefferie. A quoi pensaient-ils, dans ces attitudes hiératiques ? Au lendemain, à la récolte…, me répondaient-ils. C’était tout…
Dimanche… Il y a eu la messe, où, comme dans tous les pays du monde, les gens peuvent se rencontrer… Mais ici, où tout le monde se rencontre tous les jours (il n’y a que quelques centaines d’âmes dans le village), ces rencontres prennent un caractère très différent, symbolique, religieux presque. Puis se furent les préparatifs du « picnic »… C'est-à-dire que l’on prépara du thé, les indispensables sabres d’abattis et que l’on se mit en route, escorté des chiens et du cheval à la lourde chaîne, la fameuse bouilloire de fer blanc (pleine de thé) scintillant au soleil…
C’est cela, un dimanche à Mouli… La simplicité… Une promenade… Un repas sur l’herbe… Le vrai repos… Les femmes tressent des paniers, les enfants pêchent, les hommes m’apprennent à ouvrir une noix de coco en quelques coups de sabre. Tout le monde sourit. Tout le monde est détendu. Un groupe de jeunes chantent, en s’accompagnant sur des guitares, puis ils vont mettre un bateau à la mer pour se rendre en bande sur un îlot. Rien de bien original, bien sûr,… mais une bonne humeur que je n’avais jusqu’alors jamais rencontrée aussi longtemps dans aucun pays

PREMICES DU FUTUR… 

Mais Mouli, c’est aussi le club de vacances qui veut à tout prix s’installer et qui excite la population, la divise en deux camps : pour, à la suite du chef, … contre, à la suite de Monsieur le Curé, qui voit l’influence diabolique de la ville et veut protéger ses ouailles. Ce sont les interdictions nombreuses qui pèsent sur les jeunes (les jeunes filles en particulier) et qui les font se plaindre doucement… « Nous n’avons pas le droit de nous maquiller, pas le droit de nous habiller comme nous le voulons ; c’est pécher… Impossible aussi d’aller à Nouméa ou simplement de nous promener le soir avec des amis-garçons du village… Les garçons, eux, subissent moins fortement ces contraintes. Et de toutes façons, ils savent que le service militaire les ouvrira à ce monde dont on leur fait tant de descriptions laides, et dont ils se forment des idées plutôt curieuses ! ».
Mouli, c’est tous les dimanches les jeunes filles qui jouent au cricket, jeu obligatoire, pour leur éviter de « traîner » ; un homme les convoque sur le terrain suivant sa propre volonté, sans ordre, afin qu’elles soient toutes obligées de rester dans les parages du terrain…
Mouli, c’est aussi les paquets de Sao, les boîtes de sardines, le riz blanc, le beurre en boîte (que si la récolte est bonne ; et que l’on achète à n’importe quel prix), qui  remplacent les produits naturels locaux… Mouli, c’est…, c’est… le futur qui se teinte de civilisation occidentale !

DEPART :

Les moustiques (qui n’existent pas ici) nous attendent en grand nombre à Lékin… Une jeune fille puise de l’eau dans un trou sur la plage. Quelques adolescents se poursuivent dans l’eau et montrent leur adresse au javelot. Pierre Dumaï, cet hôte merveilleux, chaleureux, humain m’a accompagné sur la plage. Et tandis que la barque s’éloigne, poussée par un solide gaillard en paréo, je pense déjà à revenir dans ce bain de calme… parmi ce peuple heureux, encore protégé par les dieux de notre tourisme et de notre bruit… Mais pour combien de temps ?

Paru dans le Journal Calédonien (avant 1970 !).

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NOTE : Le livre de B. Gorsky auquel il est fait allusion est  « La dernière Ile » (Albain-Michel, 1965)

 

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